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Le Fictionaute

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Chroniques littéraires, science-fiction et mauvais genres.

Ken Liu - "L'homme qui mit fin à l'histoire"

Publié par Victor Montag sur 4 Avril 2017, 15:00pm

La machine à regarder dans le temps

Les nouvelles particules subatomiques de Bohm-Kirino ont de fascinantes propriétés. Elles vont par paire. L'une s'éloigne de la Terre à la vitesse de la lumière, l'autre demeure là où elle a été créée. Leur intrication quantique et la possibilité de les dater donne naissance à un outil prodigieux. Une machine capable d'observer un endroit précis de la Terre depuis une distance choisie. Une telle distance dans l'espace que cela revient à observer .... le passé ! Mais la mesure des particules les détruit, de sorte qu'un moment précis du passé d'un lieu précis n'est observable qu'une seule et unique fois.

Le professeur Akemi Kirino, la physicienne nippo-américaine qui a conçu la machine à regarder une fois dans le temps, est l'épouse d'un historien  sino-américain, le professeur Ewan Wei. Leurs origines les ont sensibilisés à un terrible crime de guerre qui continue à envenimer les rapports entre le Japon et la Chine : les horreurs commises par l'Unité 731. Ils décident que ce sera le premier usage de leur invention : permettre aux parents des victimes de cette tragédie de voir le passé pour pouvoir témoigner de l'impossible monstruosité. De voir de leurs yeux les cobayes humains torturés, amputés, disséqués et violés par les médecins de l'unité de recherche en armes bactériologiques.

«L'homme qui mit fin à l'histoire», court roman de Ken Liu, est la sixième livraison de la jeune et déjà fameuse collection «Une heure lumière» des éditions du Bélial’. Et c'est sans doute le texte le plus ambitieux et le plus percutant de ce début de collection.

La variation hard science magistrale sur le thème du voyage temporel sert de cadre à une réflexion complexe sur les tenants juridiques, politiques et émotionnels de l'histoire. L'histoire, qui ne connait du passé que ses traces objectives, est aussi l'outil de formation des identités subjectives des États et de leurs citoyens. L'histoire, qui reste attaché à un lieu géographique qui demeure, met en scène des entités politiques qui ont disparu. Les citoyens contemporains qui vivent sur ces lieux réclament justice pour leurs ancêtres victimes, mais les gouvernements coupables et les criminels n'existent plus.

La machine des professeurs Kirino et Wei est un gigantesque pavé dans la mare de l'histoire, où pataugent interconnectés les exigences académiques, les traumatismes d'une guerre encore trop récente, et les enjeux politiques asiatiques actuels. La propension de la foule à laisser l'émotion guider ses opinions, et celle des réseaux sociaux à alimenter le révisionnisme, finissent de transformer l'événement scientifique en révolution définitive. La fin de l'histoire si souvent théorisée prend sous la plume de Ken Liu la forme inattendue de la fin de l'exploitation des morts : «Le passé n'est pas mort. Il est avec nous (...) L'agonie des morts nous accompagne. Nous entendons leurs cris. Nous cheminons parmi leurs fantômes.»

Le sujet de l'Unité 731, qui connecte judicieusement les mémoires douloureuses des asiatiques à d'autres européennes, similaires et de la même époque, capture le lecteur occidental tout en lui offrant un point de fuite, propice à une réflexion moins passionnée. La justesse des personnages et la convocation d'une variété de points de vue témoignent d'une intelligence profonde doublée d'une empathie précieuse. Des qualités qui donnent à ce roman, fiction scientifique et littérature d'idées, une portée universelle.

Elizabeth Bear a décidément raison lorsqu’elle conclue, péremptoire : « Ken Liu est un génie ».

«L'homme qui mit fin à l'histoire», court roman de Ken Liu
Editions Bélial, Collection «Une Heure-Lumière»
Traduction de Pierre-Paul Durastanti
Couverture d'Aurélien Police

Lire aussi : «Cérès et Vesta», novella de Greg Egan

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