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Le Fictionaute

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Chroniques littéraires, science-fiction et mauvais genres.

Kij Johnson - "La Quête onirique de Vellitt Boe"

Publié par Victor Montag sur 21 Février 2018, 19:00pm

Vellitt Boe, ancienne voyageuse des Contrées du Rêve devenue professeur au Collège de Femmes de l’Université d’Ulthar, doit reprendre la route. Une de ses élèves, Clarie Jurat, s’est enfuie avec son amant, un Rêveur du monde de l’Eveil. Le père de la fugueuse étant un administrateur du Collège, il pourrait obtenir la fermeture de l’établissement.

Sur la trace des amoureux fugitifs, Vellitt Boe découvrira que la disparition de Clarie Jurat menace bien plus que le Collège de Femmes, et qu’elle n’a qu’une solution pour ramener son élève à Ulthar : passer à son tour dans le monde de l’Eveil. 

Sa quête la fera traverser les Contrées du Rêve du sud au nord, d'Ulthar à Ilek-Vad, en passant par Nir, la forêt des zoogs, Hatheg-Kla, Sinara, la mer Cérénarienne, Cydathria, Hlanith et Ograthan. Tout en voyageant, elle revisite les souvenirs de ses voyages passés. En particulier ceux avec son amant de l’époque, celui-là même qu’elle veut retrouver à Ilek-Vad, un certain Randolph Carter, propriétaire d’une fameuse clef d’argent…

Kij Johnson nous avait déjà séduits avec l’excellent «Un Pont sur la brume» (traduit en 2016 par Le Bélial) et les étonnants «Mêlée» et «Poneys» (2011 et 2012 chez Angle Mort), trois textes qui collectionnent un Prix Hugo, trois Prix Nebula et un Grand Prix de l'Imaginaire ! Sa  «Quête onirique de Vellitt Boe» confirme un talent de conteuse hors pair, une imagination fertile et un style méticuleux, justement récompensés par un World Fantasy Award en 2017.

Le court roman de l’américaine, entre hommage, pastiche et contre-pied, a été conçu comme le double inversé, à la fois miroir et négatif de la nouvelle «La Quête onirique de Kadath l'inconnue» d’Howard Phillips Lovecraft, publiée en 1927. «En fait, la quête de Vellitt Boe s’avère presque identique, mais son sexe, sa motivation, ses talents et, grosso modo, tout le reste se situent volontairement à l’opposé du récit de Lovecraft.» confie l’auteur dans un entretien qui conclut l’édition française aux éditions Le Bélial.

Une démarche intéressante et réussie, qui conjugue une admiration pour les Contrées du Rêve et une critique aux accents féministes de l'œuvre d'Howard Phillips Lovecraft, ici en particulier le point de vue homme/blanc/hétérosexuel qui imprègne le personnage de Randolph Carter. Si la critique des travers réactionnaires, du racisme et de la misogynie de Lovecraft est devenue un lieu commun, le procédé de Kij Johnson a le mérite d’être original.

Il faut pourtant finir sur un bémol. L’œuvre de Lovecraft ne se résume pas à sa cosmogonie monstrueuse et à l’exotisme des contrées que visitent ses héros, pas plus qu’à ses détestables idées. L’ADN de son imaginaire est l’horreur cosmique. L’homme est un insecte insignifiant perdu dans un univers aux dimensions inconcevables, une pitoyable créature condamnée à la terreur et à la folie. Ce point de vue traverse toute l’œuvre du reclus de Providence, imprègne chaque personnage, chaque lieu, y compris ses Contrées du Rêve. 

Selon cette perspective, Vellitt Boe est un personnage profondément anti-lovecraftien : elle arbore fièrement bonté, optimisme et détermination, et sort de chaque confrontation avec des monstres avec à peine plus que du dégoût rétrospectif ! Les Contrées du Rêve qu’elle traverse sont plutôt bucoliques, à peine inquiétantes. La vision qu’a l’auteur des Dieux qui les habitent est comme aplanie, rationalisée, débarrassée de la charge d’épouvante et d’abomination qui fait que chez Lovecraft, le simple fait de prononcer leur nom provoque la terreur. Au final, la critique de Lovecraft de Kij Johnson est une démolition : elle ne garde que sa géographie et son lexique.

Paradoxalement, ce sont donc sans doute les lecteurs ignorant l’œuvre de Lovecraft qui seuls pourront faire de la lecture de «La Quête onirique de Vellitt Boe» une expérience entièrement positive...

PS : Malgré cette réserve, et si j'ai rédigé cette chronique à la lecture d'un service de presse numérique aimablement envoyé par les éditions Le Bélial, la beauté de l'ouvrage, les illustrations magnifiques de Nicolas Fructus et celle de Serena Malyon m'ont convaincu d'acheter le livre dans son format papier. J'ai commandé au passage "La Ballade de Black Tom" de Victor Lavalle (à paraître en avril 2018 dans la collection Une Heure Lumière), un autre exercice lovecraftien en rapport avec "Horreur à Red Hook". A suivre...

«La Quête onirique de Vellitt Boe», court roman de Kij Johnson
Traduction de Florence Dolisi
Illustrations de Nicolas Fructus (couverture et intérieur) et Serena Malyon (intérieur)
World Fantasy Award 2017

Aplat de la couverture de Nicolas Fructus (Photos DR, Le Bélial)

Aplat de la couverture de Nicolas Fructus (Photos DR, Le Bélial)

Couverture de l'édition originale chez Tor Books (Photo DR)

Couverture de l'édition originale chez Tor Books (Photo DR)

Carte des Terres du Rêve, de Serena Malyon (Photo DR)

Carte des Terres du Rêve, de Serena Malyon (Photo DR)

Illustrations intérieures de Nicolas Fructus (Photos DR)
Illustrations intérieures de Nicolas Fructus (Photos DR)
Illustrations intérieures de Nicolas Fructus (Photos DR)

Illustrations intérieures de Nicolas Fructus (Photos DR)

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