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Le Fictionaute

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Chroniques littéraires, science-fiction et mauvais genres.

Romain Lucazeau - "Latium" tome 1

Publié par Victor Montag sur 29 Octobre 2016, 01:00am

Ecce machina

Dans le futur d'un univers alternatif, où l'histoire de la Terre s'est cristallisée autour de la civilisation gréco-romaine, l'humanité a fait de formidables progrès. Servis par des automates dotés d'intelligence artificielle, les hommes ont conquis le système solaire. Un jour, alors qu'elle s'apprête à percer le secret du voyage interplanétaire instantané, la race humaine disparaît totalement, victime d'une épidémie inexplicable, l'Hécatombe. Ses serviteurs mécaniques intelligents perdent leurs maîtres mais pas le Carcan, l'implacable programmation asimovienne qui les définit en fonction de l'Homme. Ceux qui ne deviennent pas fous décident de l'Anabasis, le grand exil. S'incarnant dans les Nefs, de gigantesques vaisseaux stellaires, ils s'organisent selon une nouvelle société spatiale, l'Urbs, dans l'attente de l'improbable retour de l'Homme.

Des siècles plus tard, loin de l'Urbs, le destin va réunir deux Nefs rebelles. Plautine erre à moitié endormie au bord des Limes, la frontière qui sépare l'Urbs d'une menaçante activité extraterrestre. Elle s'éveille à la réception d'un mystérieux signal, dont elle croit qu'il pourrait la mener sur la trace d'humains encore vivants. Othon, le proconsul, s'est isolé de l'Urbs pour concevoir et élever sur la planète Ksi Bootis une race d'hommes-chiens intelligents. Le Carcan empêchant les automates de tuer des êtres vivants intelligents, Othon pense avoir trouvé avec ses chiens évolués le moyen de combattre l'invasion extraterrestre qui vient. Plautine éveillée contacte Othon, son ancien allié et amant, qui décide précipitamment de son départ de Ksi Bootis, même si ses créatures biologiques ne sont pas vraiment prêtes pour la terrible guerre qui les attend.

Premier roman de Romain Lucazeau, "Latium" est une révélation qui bat en brèche les réticences que l'on peut avoir (c'est mon cas) pour la production actuelle de la science-fiction française. Oeuvre à l'ambition démesurée, ce premier tome d'un diptyque de space-opera soutient sans peine la comparaison avec les maîtres anglo-saxons, tout en développant un univers d'inspiration résolument européenne. Son originalité tient à ses références peu familières au genre : la philosophie, l'histoire antique et le théâtre cornélien.

La structure de l'Urbs est une belle transcription de la situation géopolitique de l'Empire romain, alternant Res Publica et Imperium, cerné par les barbares (ici les extraterrestres). La réplique chez les canidés pensants d'une société grecque antique, agrémentée d'un riche lexique en grec ancien, est bien adaptée à une galerie de personnages héroïques, mus par l'honneur, le devoir et le courage. Les religions pythagoricienne et néoplatonicienne, où le Soleil, le Nombre et le Concept tiennent lieu de divinités et de métaphysique, sont cohérentes avec une culture spatiale et numérique coupée de ses racines planétaires. 

Les Nefs intelligentes portent les noms des personnages de la tragédie "Othon" de Pierre Corneille et ont repris à leur compte la culture de leur maîtres disparus, version uchronique et utopique de la Rome antique. Véritables héros tragiques, les automates devenus vaisseaux affrontent à la fois la perte incommensurable des humains et la crise ontologique qui en découle. Comme les hommes-chiens, les Nefs connaissent les affres des dilemmes entre désir et devoir, et explorent les limites du Carcan sur la scène d'un destin partagé entre prédestination et libre arbitre.

Les problématiques de l'identité, de la liberté et de la transcendance les traversent, tandis qu'ils tentent chacun à leur manière de se constituer un psychisme stable, menacés par la névrose, la dislocation schizoïde ou par la dispersion désincarnée. Othon choisit de se séparer de son vaisseau et de libérer les logiciels intelligents qui le font fonctionner, tandis que Plautine survit in extremis à la destruction de sa Nef en se réfugiant dans un corps biologique de synthèse. Dans un monde privé d'humains, la dualité homme-machine chère à l'épistémologie et à la SF d'inspiration post humaniste s'exprime en sens inverse. Tandis que l'homme imaginait son salut dans le téléchargement de son esprit sur un support numérique, la machine est obsédée par l'incarnation dans un substrat biologique !

Ce ne sont pas les seules trouvailles mémorables d'un roman qui a peut-être les défauts de ses qualités. Comme beaucoup de premiers romans, il est plein à craquer d'idées et d'intentions difficiles à concilier. La liste des concepts philosophiques à l'oeuvre dans le roman suffirait à justifier une annexe de vulgarisation explicitant le vocabulaire, les idées, et leur importance dans la psychologie et les décisions des personnages. Quand l'auteur, philosophe de formation, conseille aux lecteurs, dans une interview, de lire la Monadologie de Leibnitz (je l'ai téléchargé, je vais tenter), on mesure le gouffre qui le sépare du lecteur moyen. Romain Lucazeau, m'inspire ainsi la même critique qu'Alain Damasio et son tropisme foucaldo-deleuzien : son ambition souffre soit d'un manque de pédagogie, soit de l'adresse élitiste à un lectorat fantasmé.

A cette réserve près, "Latium" est l'un des meilleurs romans de SF francophone publié depuis la trilogie Chromozome de Stéphane Beauverger. L'intrigue est limpide, captivante, et le style accessible et parfois virtuose (voir le dialogue avec le Modulateur Monadique). Un second tome viendra en novembre étoffer ce fascinant univers et éclaircir les mystères qui demeurent; on l'attend déjà avec fébrilité. On se prend à rêver d'une oeuvre au souffle et à la profondeur comparable au cycle de la Culture.

"Latium" tome 1, roman de Romain Lucazeau

Éditions Denoël Lunes d'Encre, 2016

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