José Carlos Somoza - "Le Mystère Croatoan"

Une apocalypse béhavioriste

Carlos Mandel est un célèbre éthologue, auteur de la séduisante mais invalidée "théorie de l'inter-comportement". Deux ans après le suicide du savant, Carmela Garcés (son élève), Nicola Reinosa, Fatima Kreuer et Logan le néonazi païen (ses anciens amants), et Enrique Requena (son ancien collègue), reçoivent un email contenant un seul mot : Croatoan. Au même moment, des hommes et des animaux, partout sur la planète, adoptent des comportements collectifs aberrants, que l'éthologue disparu semble avoir prédits. Tentant d'échapper au chaos qui s'empare des villes, Carmela et les autres destinataires de l'émail posthume tentent de se retrouver dans un laboratoire d’éthologie, en quête d'une solution au désastre qui commence. L'inspecteur d'Europol Joaquin Laredo et son équipe d'inquiétants mercenaires les traquent, persuadés qu'ils sont liés à l'étrange épidémie mondiale.

Le mot Croatoan : en 1590, 110 colons anglais installés sur l'île de Roanoke en Caroline du Nord disparaissent, comme s'ils s'étaient brusquement enfuis ensemble, laissant leur colonie déserte, avec pour seul indice le mot Croatoan gravé sur un poteau. Dans le roman, le mot, utilisé par un personnage, est une référence au mystère d'un comportement collectif inexplicable…

 «Le Mystère Croatoan» de Jose Carlo Somoza est un thriller d'épouvante qui conjugue la terreur apocalyptique, le stress psychologique et l'horreur philosophique.

Le cataclysme qui dévaste l'écologie terrestre, bien au-delà de l'effondrement de la civilisation humaine, bouleverse radicalement le vivant. L'auteur accompli le tour de force d'une variation originale sur les thèmes ultra-exploités de la fin du monde et de l'homme zombifié. Chez lui, la dévastation donne lieu à des visions d'une beauté monstrueuse, exigeant du lecteur la production d'images nouvelles profondément dérangeantes.

Les personnages, confrontés à l'impossible, n'échappent pourtant pas aux tensions ordinaires des groupes humains. Les déterminants du genre, des relations sexuelles, des normes sociales, de la hiérarchie, continuent d'écrire des petites histoires illusoires tandis que la fin du monde bat son plein. Le seul à pouvoir affronter l'effroyable réel comme il convient est un schizophrène : la folie est son quotidien, il semble déjà prêt pour le monde qui vient ! Somoza, ancien psychiatre, ne néglige jamais la cohérence psychologique des ses êtres de papier.

Mais c'est le cauchemar cosmologique, la théorie fictive de "l'inter-comportement", qui fait toute la saveur du «Mystère Croatoan» : [attention, spoiler] elle postule l'interdépendance comportementale des espèces animales, homme compris, sur le mode de la corrélation ou de l'entrelacement quantique. Chaque comportement d'un représentant de la faune terrestre est le reflet d'un autre, lui-même reflet du premier, produits d'une simultanéité sans origine, dans un chaos dépourvu de sens. Les conséquences sont terrifiantes : il n'existe aucune volonté, aucun choix, aucun libre arbitre. Les hommes sont des marionnettes actionnées par d'autres marionnettes, leur conscience une tromperie, une "l'illusion d'objectif" générée par leur cerveau. Un concept odieux et vertigineux, dont Somoza nous défie de prendre la mesure.

Au-delà du passionnant divertissement, «Le Mystère Croatoan» peut aussi se lire comme une parabole, défense de la précieuse individualité contre les comportements humains de masse amplifiés par l’interconnexion, et mise en scène de la nature animale de l'homme et de la fragilité de son masque culturel. Comme toujours avec Somoza, on a pas fini de lire lorsque la dernière page est tournée…

«Le Mystère Croatoan», roman de José Carlos Somoza
Traduit par Marianne Millon
Actes Sud, collection Lettres hispaniques, janvier 2018

Lire un extrait du roman

Lire aussi :

«Tétraméron», de José Carlos Somoza

«La Théorie des Cordes», de José Carlos Somoza

Deux ouvrages que l'auteur dit avoir consulté pour préparer son roman :
«Measuring Animal Behaviour»
«Le cygne noir. La puissance de l'imprévisible» de Nassim Taleb

Couverture de l'édition originale espagnole chez Stella Maris